RE TOURNER LA TERRE

JOT FAU

M30, ESA SAINT-LUC, BRUXELLES,  13.12.2024 - 10.01.2025


English text







Le M30, espace d'exposition de l'ESA St-Luc, semble de prime abord relativement ingrat. Bordé d'un côté par un couloir qui ne dit pas son nom, de l'autre par une longue table-estrade où les étudiant.e.s végètent et travaillent, il est également voisin de la cafétéria (panini, soupe, plat du jour, micro-ondes en libre service, etc.). L'ingratitude supposée du lieu est un leurre. Tout au plus pourrait-on évoquer sa singularité. Ainsi, les cimaises étant alignées parallèlement les unes aux autres, elles composent un white cube d'une espèce rare. Un cube sans angles. Aucune vue d'ensemble n'est possible, ou alors vaguement, de profil, comme l'on regarderait l'espace des coulisses découpé par ses pendrillons depuis une scène de théâtre. Les sculptures de Jot Fau encouragent ce type de point de vue.






Bien qu'elles offrent une image frontale, un léger déplacement révélera de nombreux détails, y compris les relations a priori peu évidentes qu'elles entretiennent avec leur environnement et ses habitant.e.s : élèves et professeurs, figurants aléatoires de l'exposition. Ce jeu de superpositions revient régulièrement et il suffit de lire la liste des matériaux pour en apprécier l'étendue. La pièce Et que je resterais là, immortelle, oubliant avec quelle facilité, je pourrais, une fois encore me relever, 2022, reproduite en dessin ci-dessus, indique par exemple : « 80 x 22 x 27 cm, bois recouvert de coton, coton, bois recouvert de laine, céramique recouverte de cuir. » Il est difficile de ne pas sourire en lisant ces mots qui, sous forme de liste, exposent ce que les matériaux dissimulent – à condition de croire l'autrice sur paroles. Rien ne prouve l'existence du bois et de la céramique recouverts de coton, de laine et de cuir, sinon la convention de l'exposition qui encourage à citer ses matériaux. Le plaisir pris à la lecture de ces strates qui, parce qu'elle ne peut se faire que mot à mot, ressemble à un effeuillage, s'accompagne d'une sensualité à la fois matérielle et érotique. « Bois recouvert de cuir, cuir rembourré de kapok, cuir, corde, corde recouverte de cuir, laine recouverte de soie. », autant de matériaux qu'on imagine en contact avec la peau et qui peuvent aussi évoquer une pratique de bondage. L'objet qu'ils composent n'indique pas nécessairement de liens avec cette pratique. Il s'agit d'une boîte pouvant être une chambre miniature avec à l'intérieur un matelas et deux oreillers. Elle est posée sur un support incliné, lui-même reposant sur un autre support qui à son tour s'enroule autour d'un troisième support auquel il est attaché par une corde. Le titre qui lui est donné, Komt dan bie mie om je te warmen, se traduirait par Allez viens près de moi pour te réchauffer. La phrase pourrait être celle adressée à un.e amant.e aussi bien que celle d'un parent à son enfant ou provenir de toute autre relation affective entre deux personnes.






Les marques de tendresse ne manquent pas dans l'exposition, mais elles ont souvent pour pendant des détails cruels non dénués d'humour. Que ce soit dans Elles sont cassées, elle marchent encore, montrant deux marionnettes en bois, sans tête ni pieds, couchées côte à côte, l'une d'elles soulevant son moignon comme pour mieux illustrer la cruelle vérité du titre. Ou bien dans Lorsque l'enfant était enfant, où une brindille anthropomorphique se trouve prise dans un filet-vêtement, sorte de col roulé étendu à la surface du corps tout entier et s'appliquant à en irriter les moindres recoins. Il n'en dépasse que les extrémités, incluant ce qui pourrait être un sexe, sorte d'oxymore entre la cicatrisation d'une branche coupée et la création d'un petit zizi tordu, comme roulé dans de la pâte à modeler.






Le titre de l’exposition, re tourner la terre, m’a rappelé un recueil de récits écrits par Daniel Oster et regroupés sous le titre L’ouverture des terres. Voici ce qu’indique les premiers paragraphes de la quatrième de couverture :

« Les anciens Grecs de Thessalie vénéraient sous le nom d'Askalapios un dieu à la fois destructeur et guérisseur : le dieu-taupe. Souvent tenu pour le fils d'Apollon, ce dieu-zigzag, ce dieu vorace qui dégage sa propre lumière, ce dieu-nombril, était en fait Apollon lui-même.
Dieu-taupe (ou rat, lézard, hibou) et dieu-soleil, voici réunie en un seul mythe notre double appartenance : dessus-dessous. L'une sacrée, publique, cotée ; l'autre secrète, dissimulée, « honteuse ».
Mais ce qui se passe sous terre, n'est-ce pas aussi notre soleil ? Les enfants n'imaginent-ils pas que, sous le sol qu'ils foulent, s'ils creusent, c'est le ciel ? Si nous acceptons de pénétrer dans nos dessous, si nous refusons l'exaltation (intéressée, rassurante, mystifiante) des surfaces, n'allons-nous pas découvrir le monde réel qu'on nous cache ? »

Il me semble qu’il en va aussi de cette double appartenance, dessus-dessous, dans les scultptures de Jot Faut. Les formes recouvertes perdent leur identité première pour en révéler une nouvelle ou, dans une durée plus longue, finissent par cohabiter dans une image qui n’est pas l’une ni l’autre.









Cyriaque Villemaux