MAX OPHULS
CINEMATHEQUE ROYALE DE BELGIQUE, 09.10.11/2024
English text
Ce qui étonne davantage, c'est la manière dont les morts tragiques sont montrées à la fin des récits. Le ou la morte n'apparaît pas toujours à l'écran. Ce dont le public est témoin c'est la vie qui s'agite à travers les mouvements de ceux qui restent. Ces mouvements sont visuels mais surtout sonores. Il n'est qu'à penser à la pauvre Kohana qui, pour sauver le lieutenant Serge Polenoff (par ailleurs absolument crétin et à qui l'on eut souhaité une fin précoce et douloureuse), se voit proscrire de lui adresser la moindre parole lors d'un échange qu'elle seule sait ultime. Elle parvient cependant à obtenir des autorités japonaises de pouvoir lui dire « je t'aime ». Plus tard, alors qu'elle est alignée contre un mur dans l'attente d'être fusillée, Isamo – son conducteur de pousse-pousse et amoureux éconduit – lui hurle un « je t'aime » condamné à ne jamais trouver l'écho de la réciprocité. Étant en partie responsable de la fin tragique de Kohana, la déclaration d'amour de ce dernier passe mal. Le bruit des balles vient abrégé les souffrances des spectateurs et de Kohana.
Ce qu'on pourrait s'aventurer à nommer gesticulations des survivants ressemblent en réalité à une sorte de commentaire. Non pas à la manière d'une morale universellement adressée mais comme la réaction subjective et instantanée d'une personne ne se sachant pas observée. Le cheval de Werther en est peut-être le meilleur exemple. Parce que précisément il n'est pas une personne. Ophüls, qui d'ordinaire rechigne aux gros plans, cadre ici la tête du cheval de façon très serrée. Puis retentit le coup de feu. Le cheval détale. De toute évidence, ce n'est pas la mort de Werther qui effraie le cheval mais la détonation du pistolet suicidaire, lui faisant craindre pour sa propre sauvegarde. Le messager annonçant la mort de Werther, par ailleurs poète et habile en paroles, ne sera pas une lettre autographe comme il est de coutume qu'on s'adresse aux vivants, mais une monture sans cavalier. Une formule de soustraction élémentaire à l'égard de ceux qui comptent. Mais ce que Werther laisse derrière lui, c'est également un héritage sonore cruel :
- le
poème que Charlotte apprit par cœur.
- La
mélodie du carillon qu'il fit changer pour cette même Charlotte et
qui lui indique le temps qui passe, ou ne passe pas.
Deux ritournelles qui, par définition, ne s'oublient pas. La ficelle est certes un peu dodue, mais voici : ce qui tourne dans les films de Max Ophüls, ce ne sont pas uniquement les mouvements virtuoses de la caméra, les roues des carrosses ou les attractions de foires. Ce sont aussi des sons et des voix dont les échos reviennent par vagues une fois le film terminé.
Dans un entretien donné aux Cahiers du Cinéma en 1956 (recueilli par Jacques Rivette et François Truffaut) Max Ophüls confiait un « penchant secret : la radio. » Ce penchant connut des réalisations précoces dont il ne reste rien. En revanche, celle produite en 1940 par l'ORTF à des fins de propagande, (en allemand, pour les Allemands) nous reste sous la forme d'un texte. La ritournelle est une fois de plus présente, ainsi que la mort.
« Nous savons que vous souffrez d'insomnie, monsieur le Chancelier. C'est réellement désolant. Vous devez certainement savoir que l'une des méthodes les meilleures et les plus éprouvées, dans ce cas, est de compter. Voulez-vous essayer ce système avec nous ? Un, deux, trois pays assassinés... quatre, cinq, six sept, continuez, monsieur le Chancelier... Comptez vos victimes en Autriche, 100, 200... celles d'Espagne et d'Allemagne, 100.000, 200.000... Vous ne pouvez pas dormir ? Continuons donc, vos victimes en Tchécoslovaquie, celles de Pologne... 1, 2, 3, 4 millions de victimes, monsieur le Chancelier. Vous avez certes bien gagné le droit de vous reposer après cela ! Vous pouvez avoir la conscience tranquille, Guten Abend, dormez bien et faites de beaux rêves. Bonne nuit, Adolf Hitler ! »