ELIAS DRIESEN
LUCY, PEAKS
RUE BORDIAU 15
18 OCTOBER, 2024
English text
Lucy, peaks m’ouvre une porte, bleu pigeon, d'une maison bourgeoise. Je me baisse pour passer par l'entrée de service. Il fait noir. Trois pièces en enfilade. La première avec des vélos, la seconde, une cuisine, la troisième avec une table et une vue sur un jardin de ville. La position, en entresol, fait que mon regard est au ras de l'herbe. Je lève la tête pour voir deux jeunes hommes assis sur un banc, côté gauche. L'un chauve avec un costume et une cravate (l’artiste), l'autre en noir avec des chaussures montante à lacets (son frère).
Silence à part le son d'une enceinte BOSE posée sur la table. De celle-ci me parvient les bruits extérieurs. Très distinctement, y compris le calme de l'îlot intérieur. Le châssis rectangulaire encadre la scène et sépare l'obscurité intérieure, où je me trouve, de la lumière déclinante du jardin. Les deux individus frottent et grattent des objets en bois peint. Ceux-ci, disposés précédemment dans l'herbe, me rappellent les glaces Rocket d'Ola que l'artiste a déjà peintes. D'autres y ont vu des biberons ou encore des préservatifs. Ces variantes entraînent différentes interprétations sur la nature de la relation qui unit les deux hommes. On a peu d'indices. L'interaction est minimale. L'homme en noir est absorbé par son téléphone et la personne chauve semble perdue dans son monde peuplé de princes, de cygnes et de larmes qui ne s'écoulent pas.
La performance, réalisée en boucle, inclut, entre autres, une séquence:
- Dans la cuisine. L'homme en costume entre le premier et s'appuie contre l'évier. Éclairé par son GSM, il écoute l'enregistrement de ce qui semble être ses pleurs. Pas des sanglots bruyants mais des gémissements délicats et liquides. Pourquoi s'écoute-t-il ? Est-ce une façon de s'aider à pleurer à nouveau ? Il n'y arrive pas. L'homme en noir entre et s'appuie aussi sur le bords de la cuisine mais de l'autre côté. Il allume la lumière de la hotte de cuisine et se plonge à nouveau dans son téléphone. Manque d'empathie pour les pleurs enregistrés ? Ou est-il habitué à la présence de ce sujet mélancolique dans sa cuisine ?
- Dans le jardin. L'homme en costume est agenouillé en appuyant son gsm contre la vitre. Sur l'écran, une vidéo avec sa silhouette derrière la vitre embuée d'une douche. Nu il enlève la buée. Bruit du frottement contre la vitre que l'on voit à travers deux autres vitres, celle du téléphone et celle de la fenêtre;
- Dans le jardin. L'artiste est allongé avec la tête relevée. Il balbutie à différents intervalles la phrase "boys who try to cry" et à chaque fois l'enceinte émet des rires pré-enregistrés de type série américaine des années 80;
- Dans le jardin. Étreintes entre les deux hommes. Le seul moment de contact. Une succession de prises dans les bras, avec les micros qui transmettent le choc des poitrails. Tendres et virils à la fois. Surtout cette main qui caresse doucement le dos de l’un des compagnons;
Retenue. Les mots comme les larmes ont du mal à sortir. Je m'attache aux bégaiements de l'artiste sur son cygne qui de "the swan" devient "the one" et qui est à la fois "with no fears and no tears" et "with fears and tears". Vulnérabilité de l’homme au costume froissé. Insouciance du jeune homme qui passe avec aisance de son écran à une tendre embrassade et puis qui ramasse les objets en bois. No questions asked.
Le jeu d'écrans interposés, de fenêtres, de micros et d’enregistrements me semble juste. Une peformance intime mais à une distance respectueuse de nous et de l'artiste. Et puis la beauté chaude de ce son extérieur qui me parvient si clairement dans l'obscurité de la maison. Une piste sonore aérienne où l'on entend le chant des oiseaux, la tombée de la nuit et les avions qui décollent. On revient sur terre avec la lumière de la hotte aspirante, les rires enregistrés et l’omniprésence des écrans de téléphone.
Le jeune homme en noir avec ses chaussures montantes et son prénom Anton, au consonnance germano-slave, me transporte au siècle dernier. À l’époque où cette maison a dû être construite, sur les hauteurs campagnardes du Nord Est de Bruxelles. Je me remémore le livre de Hermann Hesse,"le Loup des Steppes", et l'histoire de Harry Haller tiraillé entre une personnalité mélancolique, solitaire et son désir d'appartenance à la société bourgeoise. Le duo d’Elias Driesen renvoit au double mais plutôt comme l’expression d’une amitié fraternelle où les “faiblesses” de l’autre - addiction au GSM ou aux larmes - sont acceptées sans drame. Anton et Elias, Elias et Anton. Le pluriel du titre indique que les deux essayent de pleurer. Si pour l’un c’est évident pour le second on a plus de mal à imaginer ce que cache son silence et sa désinvolure. Qui a le plus besoin de pleurer?
Post-scriptum I
La performance a eu lieu dans ma maison mais ce soir je me suis sentie une spectatrice comme une autre. Accueillie dans un endroit plus tout à fait familier avec une énergie propre à l’artiste et des sons inhabituels. J’ai assisté à toutes les répétitions (nombreuses!) mais j’ai replongé dans le sous-sol en ressentant à nouveau ce délicieux sentiment d’étrangeté.
Post-scriptum II
Lucy, peaks. Quel beau collectif. Choyer l’énergie créative d’un ami tout en apportant un précieux soutien logistique, matériel et humain (éclairage, son, accueil des visiteurs, communication, documentation). Leur choix de lieux insolites réveille quelque chose en moi différent des lieux habituels d’exposition. De la curiosité et de la joie d’occuper des lieux publics et privés. Surtout quand une foule s’amasse sur un trottoir périphérique habituellement si calme.