FABRICE SCHNEIDER
SPAREWHEEL
BRUSSELS, FEBRUARY 16th - 25th
English text
La porte de Sparewheel est capricieuse. Elle résiste. Vous ne la franchissez pas, vous l'enfoncez. Il est important de se figurer l'état dans lequel se trouve le visiteur solitaire après pareille débauche d'énergie. Il ou elle entre immédiatement en possession d'un corps. Ce corps fait face à ceci :
Ce n'est d'ailleurs pas entièrement vrai. Posté devant l'aveugle mur blanc se tient un personnage souriant. C'est l'artiste himself qui vous attendait.
Cet espace, qui selon toute vraisemblance a jadis été un garage, est plus long que large, haut de plafond. Ce dernier a en quelque sorte été abaissé et adouci. Un cadre en bois, avec en guise de toile des feuilles de papier pelure beige, flotte au-dessus des têtes. Son quadrillage rectangulaire semble se refléter dans la disposition du carrelage qui, lui aussi, eut un jour une couleur définie. Marron clair ? La lumière agressive du néon est atténuée, le blanc des murs moins ostensible. Des cadres en aluminium à hauteur réglementaire jalonnent les deux murs qui se font face. Leur taille n'est pas exactement standard, une trentaine de centimètres sur quarante quelque chose ? Une photographie en couleur émerge de sous une vitre elle-même recouvrant un passe-partout au ton saumoné (si les saumons étaient jaunes). Les images étant de formats différents, les passe-partouts obéissent.
Dans une pièce attenante où la lumière est cette fois pleinement accusatrice, vous serez confrontez à une table carrée dont la couleur anthracite vous renverra au bon souvenir de quelque administration, une médiathèque provinciale, la salle d'étude d'un lycée quelconque. Sur cette table reposent de petits tubes gris verticaux de hauteurs et de diamètres différents. Ils sont collés les uns aux autres et forment un arc de cercle. Leur configuration peut évoquer de nombreuses choses qui toutes semblent s'accorder sur un point : leur échelle n'est pas respectée. Sur un mur proche pend un filet typique des jeux de plage. En cela son contenu nous rassure. Ce sont bien des râteaux, seaux et autres pelles en plastoc qu'il contient. Ces jeux ont la particularité d'être gris. Gris-tuyau-pvc-évacuation-des-eaux-usées. On a connu des enfances plus heureuses. Autre mur autre impression. À nouveau un cadre en aluminium et son passe-partout. Un passe-partout qui ressemble à un tour de force tant ses bords latéraux paraissent se fondre dans ceux du cadre. L'image qu'il contient est celle d'un homme accablé dans son bureau. La vue panoramique qui en est faite, le soin accordé aux détails de l'image et au passe-partout tranchent avec la médiocrité de la situation. Enfin, après avoir gravi quelques marches, vous pourriez tenter de déchiffrer le contenu d'une carte postale collée au revers du même papier pelure ayant servi au faux-plafond. Ce papier est monté sur un cadre et a les dimensions d'un petit tableau. Il est donc accroché au mur. Le contenu de la carte postale nous a été révélé : ce sont encore les Témoins de Jéhovah qui communiquent à outrance.
LES IMAGES
Car oui, les photographies présentées sous cadres proviennent du livre « Questions Young People Ask – Answers That Work, 2 volumes », publié et distribué gratuitement par la Watch Tower Bible and Tract Society of Pennsylvania, entité légale utilisée par les Témoins de Jéhovah. Cette information est donnée par l'artiste (il n'y a pas de feuille de salle) qui sort d'une poche sans fond ledit livre, consultable sur place. Vous voudriez fuir ? Rappelez-vous les difficultés rencontrées au moment d'ouvrir la porte. D'ailleurs pourquoi esquiver ? Les photos sont surprenamment élaborées. Intrigantes, même. On leur devine un texte, absent évidemment, et on se prend au jeu de lire l'image. Une robe à fleur, une moquette auburn, des manches retroussées, un poing serré, un premier plan et un arrière plan, le cadre d'une porte dans le cadre de l'image. Plus qu'aux Témoins de Jéhovah on pense à un livre didactique sur la photographie. Les compositions sont par définition entièrement artificielles. Elles rappellent les séries télévisées américaines filmées en studio. Il n'y fait jamais jour ou nuit, chaud ou froid. L'air y circule à peine. Par effet de contagion, même les rares scènes tournées en extérieur paraissent irréelles et on craint pour la santé des comédiens brusquement sortis de leur bocal stérilisé. De même les photographies de l'exposition oscillent entre la photo de studio, la photo d'une pièce de théâtre dont on aurait perdu le titre et une image fixe extraite d'un film sans nom. Plusieurs certitudes demeurent :
1. Chaque image met en scène des sentiments présentés comme négatifs : honte, apathie, chagrin, dépression, souffrance.
2. Ces images ont au minimum plus de trente ans.
3. Les acteurs ou modèles jouant les adolescents ont également plus de trente ans au moment des faits.
4. Les photos exposées ont subi un agrandissement de l'ordre du X5.
RECADRAGE
La description que je fais de cette exposition ressemble à celle d'une foire et de ses miroirs déformants. Les exagérations sont bien réelles, mais elles n'ont rien de grotesque. Plutôt que de dégouliner hors du cadre, les images sont au contraire tenues. Cela non plus n'est pas entièrement vrai. Elles font en réalité deux mouvements. Elles sont agrandies jusqu'à rendre leur trame visible, mais dans un cadre qui en empêche l'expansion incontrôlée. Une sorte de bonzaï peut-être ? À l'image de ces adultes trentenaires qui jouent les adolescents vierges et imberbes, aussi bien dans les photos ici exposées que dans les teenmovies américains. La théâtralité qui, en un sens, était déjà à l'œuvre dans les précédentes séries de photos de Fabrice Schneider, est ici traitée différemment. Elle prend à son compte le retour en grâce du cadre et du passe-partout. Ils mettent en scène des images quelque peu défraîchies. Le passe-partout ressemble bien à une scène miniature, ou du moins au cadre créé par ses rideaux. L'effet est d'un comique bizarre qui rappelle son pendant beaucoup moins subtil dans le film « Chérie j'ai rétréci les gosses »(1989).
Je suppose qu'il y avait là les derniers effets spéciaux propre au théâtre, ou à l'opéra, adaptés pour le cinéma. Des décors gigantesques à présent remplacés par des fonds verts. Au cinéma, la présence de corps humains rapetissés ou agrandis semble aujourd'hui démodée. On imagine plus volontiers vivre dans un monde parallèle où les échelles restent inchangées. Seules les interactions sont altérées. Ainsi la première impression, au moment de pousser la porte de Sparewheel, n'était peut-être pas si déconnectée de l'exposition elle-même ? La sensation – accidentelle – d'avoir un corps. Outre la porte acariâtre, il y a le plafond abaissé et les deux rangées de cadres qui mènent droit vers un mur nu, ou vers l'artiste. Examinez les photographies et vous aurez l'impression de voir des modèles réduits emprisonnés dans des situations peu agréables. S'il fallait forcer le trait assez grossièrement, on pourrait parler de sculptures plutôt que de photos. Des sculptures plates comme le sont les collages, par exemple. Un effet troublant de rapiéçage peut ainsi se manifester. Des personnages semblent avoir été ajoutés en post-production tandis que des lumières sortent tout droit de l'obscurité pour éclairer un visage. Cependant, le détail le plus marquant reste pour moi les mains entièrement immobiles. Alors que les corps miment à grande peine l'idée d'une action, les mains restent pétrifiées dans des expressions de pantomime qu'aucune narration ne vient signifier. Le plus inquiétant n'est peut-être pas de vivre dans une série télévisée des années quatre-vingt, conçue par les Témoins de Jéhovah, ni même de bâtir des châteaux de sable à l'aide de seaux gris sur les plages de la mer du Nord. Il s'agirait plutôt du vide qui se tient derrière chacune des mains figées. Le terme d'unheimlich est peut-être celui qui convient le mieux ici. Cette banque d'image constituée de signifiants vides ressemble à une maison hantée. L'effroi qu'elle cause n'est pas le fait d'un fantôme sans tête, mais celui d'être gagné par l'aphasie.