DIÈDRE




English text







2019-2020-2023

Quelque part à l'automne 2019 je me souviens avoir vu les photographies de compétitions d'escalade prises par Fabrice Schneider. Elles étaient montrées à l'INSTITUT DE CARTON lors de l'exposition collective et accumulative "Le Petit cercle bruxellois". Je garde le souvenir d'images suspendues par des pinces à clips rabattables, se chevauchant les unes les autres, comme sur un écran d'ordinateur saturé. Leur cohabitation avait l'aspect sculptural d'un calendrier.

Un an plus tard je reçus une publication de l'artiste suisse Axelle Stiefel. Y figuraient à nouveau des images de grimpeurs prises par Fabrice. Elles apparaissaient à la toute fin du livre, juste après le colophon, et se terminaient sur la couverture extérieure. Imprimées en double page, comme l'auraient été de petits posters (le livre lui-même est d'un format proche du A5), sur un papier légèrement brillant, elles prenaient l'apparence de publicités étranges. Le livre devait être tenu à l'horizontal afin de voir l'image à peu près correctement. L'à peu près est important. La colle qui fait tenir les pages ensemble crée une disjonction cruelle entre le haut et le bas des corps. Les grimpeurs et les grimpeuses semblent y souffrir d'informités physiques : gibbosité médiévale, ablation de la région abdominale, éléphantiasis.






Les images s'accompagnaient d'informations essentielles : un texte d'introduction et des titres (des légendes?)
Le texte (que je traduis) :

« Untitled image bank est un travail dont la fin reste ouverte. Il vise à constituer et à utiliser une écurie d'images produites lors de compétions internationales d'escalade. Chaque nouvelle itération est l'occasion de revoir la collection, de proposer des lectures spécifiques et de réfléchir aux valeurs et aux sens que les images photographiques peuvent contenir ou produire. »

Les titres :

Uib_2017_Villars__296.jpg
Uib_2017_Uster__1447.jpg
Uib_2018_Chamonix_160.jpg
Uib_2018_Munich__490.jpg
Uib_2018_Chamonix_594.jpg
Uib_2017_Villars___218.jpg
Uib_2018_Munich__735.jpg
Uib_2017_Chamonix_220.jpg

Enfin, au cours de l'été 2023, je vis pour la dernière fois les bêtes grimpantes de Fabrice. C'était dans le cadre du .TIFF au FOMU d'Anvers. Le titre de la série avait gagné en précision : "Untitled Image Bank 2016-2023". Les images faisaient une fois encore partie d'une exposition collective dans laquelle Fabrice occupait un coin. Les photos étaient directement agrafées au mur et se paraient d'une discrète feuille PVC en guise de protection. Les images étaient une nouvelle fois imprimées dans un format différent, proche du A5, tandis que les feuilles PVC étaient au format A4. Elles étaient disposées de part et d'autre du coin. À proximité de ce dernier, dans son alignement, un cube grisâto-brunâtre de Gyproc créait une sorte de couloir avec les murs de la salle d'exposition. À l'intérieur de ce cube les visiteurs pouvaient s'abîmer dans la contemplation d'une vidéo où de jeunes alpinistes de compétition s'échauffaient inlassablement. Un calendrier suspendu au mur de plâtre nous appelait à faire preuve de patience.

Puisqu'il est question d'escalade sur ces images, et parce que Fabrice Schneider lui-même est un grimpeur élégant, il me faut révéler un secret. Dès lors qu'il s'agit d'alpinisme, la formation rocheuse favorite de Fabrice Schneider est le dièdre. Dans le jargon alpin, le dièdre est plus communément appelé coin. Son ascension suppose le plus souvent un travail de pieds important étant donnée la rareté, sinon l'absence, de prise à mains. Il faut gravir en utilisant l'opposition des forces et une tension pour maintenir son corps dans une large faille parallèle. Il me semble que la pratique photographique de Fabrice Schneider a quelque chose de diédrique.


PATIENCE. À BON CHAT BON RAT

Avant d'entamer la lente ascension de ce dièdre allégorique, faisons halte et évoquons un fait aveuglant. Fabrice a officiellement réarrangé des photographies de compétions internationales d'escalade pendant au moins sept ans. Ces photos ont été montrées dans trois contextes différents, bien que je soupçonne l'existence secrète de quelque autre spécimen. Ces réajustements exigent une endurance de la part de l'artiste qui poursuit son travail de présentation d'images photographiques, mais aussi de la part du public qui se trouve forcé de les regarder différemment chaque fois qu'elles s'évadent de leur banque. La « nouvelle itération », annoncée dans la description de l'Untitled Image Bank, procède à l'inverse du truc habituel qui consiste à répéter des procédures facilement identifiables afin d'associer, au bout du compte, un.e artiste à sa marque. En ce sens, si la pratique de Fabrice est bien photographique elle ne repose pas uniquement sur la production d'images. Le contexte de présentation et de représentation joue également un rôle important. Les regardeurs et les regardeuses ne sont pas pris.es par la main sur le chemin cotonneux du souvenir mais plutôt forcé.es de frotter différentes impressions esthétiques l'une contre l'autre. Cependant, à l'image du dièdre, les parois opposées peuvent être entièrement lisses et la qualité d'adhérence dépend en premier lieu de la pression exercée par la personne qui pendouille au milieu (c'est-à dire vous et moi). De fait, la majorité des photos produites par Fabrice Schneider est de nature déceptive et l'élément le plus immédiatement marquant entretient souvent un rapport discret avec un détail de l'image. On pourrait ainsi mentionner une photographie du livre "Hors-sol" dans laquelle une colline aride occupe les trois quarts du cadre. C'est pourtant un tag de l'acronyme ACAB sur une pierre au bas de l'image qui capte en premier le regard. Quasi littéralement l'arbre qui cache la forêt. L'agressivité de l'inscription prend un sens différent à mesure qu'on la regarde. Elle fait d'abord sourire, étant donnée l'absence évidente de police en ce lieu désert, a priori hostile à toute forme de vie (policière incluse). Puis ce décalage devient plus inquiétant lorsque l'on considère l'énormité de la colline en rapport au graffiti. Un idéal de grandeur presque mythique en relation avec une pratique clandestine. Deux formes de solitude qui évoquent des positions politiques antagonistes et un rapport de force largement déséquilibré. Puis revient la première impression, celle du caractère risible de ce tag au milieu de nulle part. C'est pourtant là qu'il aura le plus de chance d'être lu, hors de son habitat naturel. Et d'ailleurs, des polices dans le désert, il y en a. On préfère simplement ne pas trop y penser. Etc.




UNTITLED IMAGE BANK/SOCIÉTÉ ANONYME

L'alimentation d'une banque d'images procède d'un rapport de force tout aussi déséquilibré. Une naïveté lucide, paradoxalement. L'Untitled image bank de Fabrice semble en effet bien modeste face à des mastodontes comme Getty Images ou des programmes d'intelligence artificielle générative type DALL-E. À côté de pareille captation de richesses la pratique de Fabrice Schneider ressemble à celle du poisson pilote. La définition qu'en donne Fishipédia n'est certes pas très flatteuse :

« Le poisson-pilote, Naucrates ductor, est une espèce océanique connue pour sa relation de dépendance avec de plus grands animaux, tels que les requins ou les raies. Au fil de l'évolution, ce poisson a développé un régime alimentaire basé sur les restes laissés par ses hôtes, sur des parasites et des excréments. »

Disons plutôt que Fabrice suit certains mouvements de masse pour en extraire un point de vue oblique. À bien y regarder c'est ainsi que chacune de ses banques d'images s'est constituée. Celle des graffitis dont le livre "Hors-sol" ne livre qu'un échantillon, celle des compétitions d'escalade précédemment évoquée et enfin celle empruntée aux Témoins de Jéhovah à partir du livre "Questions Young People Ask – Answers That Work, 2 volumes". Chacune des activités liées à ces photographies semble nouer un lien entre une forme d'amateurisme et une communauté mondiale. Bien que chacune puisse potentiellement générer des profits, la majorité de leurs activités se fait à perte. Le terme graffeur professionnel ressemble à une compromission, le grimpeur à plein temps gagne assez mal sa vie et le prosélytisme effréné auquel se livrent bénévolement les témoins de Jéhovah est tout à fait vertigineux. Des modèles économiques qui, assez curieusement, ressemblent à ceux de la très grande majorité des artistes. À ces économies correspondent des esthétiques sur lesquelles nous posons rarement notre regard, si ce n'est pour les railler. Les photos de Fabrice Schneider ne sont évidemment pas dénuées d'humour, ni même de malice, mais le travail patient et l'accumulation qui les caractérisent attestent d'un étrange sérieux. Il s'agit peut-être du sérieux assez singulier dont font souvent preuve les adolescents à l'égard de questions politiques, artistiques ou religieuses. Il me faut remonter à des souvenirs de plus en plus éloignés (hélas) pour éprouver avec une intensité considérablement diminuée ce sérieux pour la découverte, le plaisir pris à la répétition. La figure de l'adolescent dans les photos de Fabrice semble se trouver des deux côtés de l'appareil photographique. À la fois dans l'énergie qui ressort des photos mais aussi dans ce qu'on peut y lire de plus factuel. Cette figure adolescente ne m'avait jusqu'alors pas frappé. Ce n'est que lors d'une visite commune de l'exposition qui se tenait à Sparewheel que Roshan Di Puppo l'a évoquée, comme une évidence.

En dépit de son allure juvénile, Fabrice Schneider a techniquement quitté l'adolescence depuis plusieurs années. Il faut croire que cet état n'est pas transitoire, comme l'espère chaque parent, mais qu'il vit à l'état latent et effectue quelques poussées aux moments qu'il juge les mieux choisis. Peut-être est-ce là une des parois contre laquelle s'appuie le très diédrique Fabrice Schneider ?


SPAREWHEEL

Les lignes qui précèdent se voulaient une manière d'introduction au compte rendu de l'exposition de Fabrice Schneider. Cette dernière eut lieu dans l'artist run space Sparewheel, du 16 au 25 février 2024. La longueur excessive de cette introduction renvoie le compte-rendu à un post séparé.

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Images :

ARTIST NETWORK THEORY No. 1 / No. 2, (2020), Artist Network Theory, Noémie Degen & Simon Jaton, Eva Zornio, Axelle Stiefel, Sanna Helena Berger, Costanza Candeloro, Anna-Liva Marchionni, Alan N. Shapiro, Salome Schmuki, Elisa Storelli, Benjamin Mengistu Navet, Yves Citton, Deborah Müller, Guillaume Maraud, Madeleine Paré, Fabrice Schneider

Hors-sol
, (2021), Surfaces Utiles, Fabrice Schneider



Cyriaque Villemaux